Intersubjectivité : qu’est-ce que ça mange en hiver?

Je m’approprie le concept d’intersubjectivité, j’utilise ce nom pour désigner une simplification du processus social complexe par lequel on s’entend sur une vérité. Cette simplification se réduit à trois étapes : la première s’appelle « la proposition et l’écoute », la deuxième est « la discussion critique » et la troisième, « le consensus ».

Il ne s’agit pas de décrire ce qui se passe dans la tête de chacun des interlocuteurs, mais plutôt le type de rapports qui doit être établi entre les interlocuteurs. Autrement dit, ma démarche ne repose pas sur une analyse psychologisante de l’intersubjectivité, ce qui l’inscrirait dans la tradition herméneutique, tradition qui regroupe une grand nombre d’analyses de penseurs allemands (Husserl, Gadamer, Habermas et l’école de Francfort1). Dans ce genre d’approche, l’expériences de soi et de l’autre sont les conditions de l’analyse.

Il y a bien sûr une intention qui définit chaque étape. Il y a des rapports de « force », ou plus précisément, d’autorité, qui s’établissent entre les interlocuteurs, qui déterminent qui doit parler, qui doit être écouté, selon une hiérarchie plus ou moins claire. Il s’agit d’expliquer la transmission de connaissance, comment on apprend de quelqu’un, comment quelqu’un nous expose sa vérité dans l’espoir qu’elle devienne la vérité de tous.

L’intersubjectivité, c’est la rencontre des esprits nécessaires à la transmission d’une croyance (propositionnelle) d’un esprit à l’autre, l’envie et les raisons d’y croire. Le modèle d’intersubjectivité que je propose définit les conditions de la réalisation fructueuse de cette rencontre.

C’est un scénario idéalisé dans lequel le conflit et l’affrontement sont entièrement canalisés dans la discussion critique. Suivant l’écoute de la proposition par un maitre, une experte, un spécialiste, une enseignante, cette étape est de mettre à l’épreuve la proposition, de débusquer le faux et de l’éliminer. La troisième étape est déjà en vue: obtenir un consensus sur l’acceptation de la proposition ou sur son rejet.

La discussion critique détermine elle-même ses propres critères de consensus et ils ne sont pas toujours explicites ou mêmes conscients. Les participants à la discussion critique misent souvent sur la rationalité comme cadre logique de l’entente intersubjective. Mais la rationalité n’exclut pas la présence d’irrationalités. La rationalité n’est pas une exigence mesurée, mais plutôt assumée par les participants de la discussion. Le critère de base de la compétence rationnelle des participants n’est pas fixé. L’idée, c’est d’arriver à s’entendre sur ce qui acceptable et ce qui ne l’est pas.

Ce qui fait l’objet d’un consensus n’est pas un objet anodin, il est consacré par une étape qui se consacre à son identification et sa diffusion publique. Bien souvent on lui donne le titre de vérité, on l’acclame comme un nouveau guide, une nouvelle carte du monde plus précise. Ce titre de « vérité » n’est pas nécessairement permanent, mais il aspire à la permanence. (Cette intégration n’est pas à prendre à la légère quand on connait le coût cognitif de la rétractation, de la réfutation.)

Le consensus peut s’obtenir de multiples façons, et ce qui est jugé acceptable un jour peut devenir inacceptable le lendemain, ou ce qui acceptable pour l’un ne l’est pas pour l’autre. Mais je crois qu’il est possible d’établir quelques balises, de définir quelques voies de consensus, certaines propres à certaines disciplines, comme les sciences.

Je crois que mon modèle s’applique bien aux sciences et à la construction du consensus et de la vérité scientifique. On connait la réalité sociale2 par laquelle une croyance à portée scientifique devient une vérité. Une croyance peut être un résultat expérimental surprenant et digne d’être publié dans Nature. La croyance désigne en réalité un ensemble de ces petites entités mentales qu’on appelle croyances et qui se formulent sous forme propositionnelle. Il faut accepter un ensemble de croyances pour arriver à bien comprendre, à bien interpréter la signification d’un article scientifique.

Il s’agit de voir le parcours d’un chercheur universitaire type dans un domaine scientifique quelconque. Il court les colloques (ou les évite comme la peste), il parle de son idée, de ses résultats. Il sonde le terrain, il évalue sa propre proposition. La proposition prend forme quand elle est rédigée et soumise formellement pour discussion critique. C’est la révision par les pairs. Cette tradition de faire évaluer la proposition par deux experts anonymes constitue le premier filtre de la discussion critique. On veut deux avis indépendants qui détermineront si la proposition est digne d’être publiée, ce qui est une consécration. La discussion critique est ouverte. Elle ne sera jamais vraiment close que lorsque la proposition sera éliminée. Tant que la proposition est en jeu, elle est réfutable, dirait Popper.

Cependant, à partir de la consécration, une proposition scientifique devient vérité. C’est ce dont témoigne le consensus. Je m’intéresse à sa constitution, à ce processus par lequel se crée l’adhésion publique à une idée, que bien souvent elle appelle alors « vérité ».

  1. Je dois bien admettre que je connais très peu ces penseurs. Peut-être ce que j’ai à dire a déjà été dit. J’aimerais bien qu’on me le dise. ↩︎
  2. Voir Oreskes, l’interview de Guillebaud ↩︎

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