On pourrait s'étonner que les pensées profondes se trouvent dans les écrits des poètes et non ceux des philosophes. La raison en est que les poètes se servent de l'enthousiasme et exploitent la force de l'image. (Descartes, Cogitationes privatae)
Les premières pages du livre VII de la République de Platon comptent sans doute parmi les plus célèbres de la philosophie occidentale. Dans ces pages, le Socrate de Platon raconte une bien étrange histoire connue sous le nom d’allégorie de la caverne. C’est l’histoire de prisonniers vivant au fond d’une caverne qui n’ont jamais vu la lumière du soleil et qui assistent tous les jours à un théâtre d’ombres. Tout ce qu’ils connaissent du monde se résument à ces ombres, à ces illusions. Les prisonniers ne voient jamais les choses dans la pleine lumière. Ils vivent dans l’ignorance.
Un jour, raconte Socrate, on choisit un prisonnier et on le force à sortir de la caverne. Mais le prisonnier ne veut pas quitter sa caverne douillette, d’autant plus que la lumière crue du soleil l’éblouit et le fait souffrir. Mais au fur et à mesure que le prisonnier apprivoise la lumière, que ses yeux s’habituent à la grande clarté, il découvre un nouveau monde, un monde de vérités. Il découvre la vraie nature des choses, il découvre la couleur des arbres et le chant des oiseaux, et non seulement leurs représentations en ombres chinoises. Il découvre le ciel, les astres et le soleil, la source ultime de lumière.
Dans son passage de l’obscurité à la lumière, le prisonnier a rejeté ses connaissances illusoires et a découvert la vérité du monde. Ce prisonnier nous ressemble, nous dit Platon. Son chemin vers la lumière se compare à notre quête de vérité. Selon l’allégorie, là où se trouve la lumière se trouve la vérité.
La fascination qu’exerce cette allégorie encore aujourd’hui est remarquable. Il arrive même qu’elle résume l’essentiel de ce qu’a retenu le commun des mortels de ses cours sur la philosophie de Platon. Cette popularité s’explique sûrement par la facilité de sa réinterprétation en termes contemporains. Il s’agit simplement de remplacer le personnage du prisonnier par la figure du scientifique.
Dans une version contemporaine de l’allégorie de la caverne, une version que Platon n’aurait pas pu écrire, le premier scientifique serait un explorateur qui aurait toujours vécu au fond d’une caverne, mais qui serait fasciné par la lumière. Il décide de partir explorer sa caverne pour en découvrir toutes les traces de lumière. Un jour, après un long chemin semé d’embûches, il parvient enfin à la sortie de sa caverne. Et ce qu’il y découvre dépasse tout ce qu’il avait pu imaginer. Il découvre non seulement le lieu de la lumière naturelle, il y découvre… l’intérieur d’une immense machine!
De quelle machine il s’agit, quelle est sa « fonction globale », ce n’est pas nécessaire de le savoir pour le moment. Plutôt, l’explorateur est fasciné par la vision des mécanismes et des rouages de la machine. Il est fasciné par le mouvement parfaitement coordonné, synchronisé, organisé, d’une multitude de pièces mobiles. Il examine attentivement chaque pièce. Chacune a une forme bien définie, chacune est agencée et liée aux autres dans un ordre logique. Son mouvement est coordonné à celui des autres, il obéit à des règles fixes, des règles mécaniques. La lumière de la vérité devient ici la lumière qui éclaire les entrailles du monde comme une machine.
La fin de cette nouvelle allégorie de la caverne suggère un rôle bien connu aujourd’hui pour le scientifique. Il incarne cet explorateur de la nature profonde du monde, une nature réglée comme une horloge. Il est celui qui cherche à comprendre comment les choses s’organisent, comment le mouvement de l’une affecte le mouvement des autres. Le personnage du scientifique représentent ceux qui partent à la découverte du monde, mais c’est aussi celui qui doit constamment s’inventer de nouveaux outils scientifiques pour le parcourir. Par exemple, pour aller explorer la lune, il a fallu que les scientifiques (des physiciens, des ingénieurs) inventent la fusée et la capsule spatiale. Le personnage allégorique du scientifique se doit d’être un inventeur, un innovateur, car il cherche sans cesse à dépasser les limites de la connaissance.
On pourrait encore développer cette allégorie riche d’analogies de toutes sortes à propos de la science contemporaine et de ceux qui la font. Mais pouvons-nous vraiment nous fier à une allégorie, une histoire inventée, une histoire sortie tout droit de notre imaginaire, pour nous apprendre une vérité? Car après tout, une allégorie n’est qu’une métaphore…