Du point de vue des philosophes contemporains de l’esprit, René Descartes a le premier posé la question de l’union du corps et de l’esprit en termes modernes. Ses œuvres les plus connues, le Discours de la méthode (1637) et les Méditations métaphysiques (1641), jettent en effet les bases d’une métaphysique qui s’inquiète de réconcilier deux substances aussi opposées par nature que peuvent l’être l’esprit (ou l’âme) et le corps. Dans la Méditation sixième, Descartes réinterprète la métaphore classique, employée par Platon dans sa République, du rapport entre le pilote et son navire pour soulever la question du rapport entre l’âme et le corps.
Le regard que je porte ici sur Descartes est orienté par l’objectif explicite de ce chapitre. Il s’agit de montrer que notre expérience du monde concret donne sens au monde de l’abstraction, et que le domaine d’expériences concrètes est ainsi l’indispensable réservoir métaphorique pour le domaine des concepts abstraits. En ce qui concerne Descartes, on porte trop souvent le regard sur ses œuvres de maturité, et on néglige ainsi la chronologie des idées cartésiennes. Car, nous allons le découvrir tout de suite, il apparaîtra clairement que Descartes avait établi sa conception du corps bien avant de proposer, quelques années plus tard, sa conception métaphysique de l’âme.
C’est probablement entre 1628 et 1633, alors qu’il séjourne la plupart du temps dans les environs d’Amsterdam (dans les Provinces-Unies de l’époque), que Descartes incarne le mieux cet esprit universel et moderne qui a fait sa réputation. Amsterdam était alors une ville en pleine effervescence, centre économique du monde occidental. Nous y retrouvons le Descartes à la fois mathématicien, physicien, biologiste et philosophe. Pour donner une idée de l’étendue de ses recherches, je laisse la parole au professeur d’histoire Ferdinand Alquié :
[En] 1629, il rédige divers écrits sur l’algèbre, l’hyperbole, l’ellipse, la parabole. Il s’efforce de réformer, en mathématiques, le système des notations, d’éliminer les signes cosmiques, et introduit l’usage des lettres de l’alphabet latin. En 1631, à propos du problème de Pappus, que lui avait proposé Golius, il découvre les principes de la géométrie analytique, sans attacher, du reste, grande importance à sa découverte, où il ne voit qu’un moyen de présenter algébriquement la géométrie des anciens. Il étudie l’optique, découvre les lois de la réfraction, termine sa Dioptrique. À l’occasion de l’observation, faite à Rome en 1629, des parhélies, ou faux soleils, il entreprend l’étude des Météores. Puis, élargissant son dessein, il veut expliquer tous les phénomènes de la Nature. Et il ne néglige pas l’étude des vivants. Il opère, pendant l’hiver 1631-1632, à Amsterdam, des dissections nombreuses. Il pense en effet qu’expliquer, c’est agrandir, imaginer et voir, et donc que l’anatomie livrera les secrets de la physiologie. (Descartes et Alquié 1963, p.209)
C’est à ces dernières recherches que nous allons maintenant nous intéresser. Déjà on constate que Descartes est pris d’une ambition démesurée de tout expliquer du monde physique, matériel et concret. L’étude des organes disséqués le passionne, il en fait des dessins d’une précision remarquable. Il étudie le corps, mais le corps humain. Ses dissections portent exclusivement sur des animaux, puisque la dissection de cadavres était formellement interdite par l’Église. Cette contrainte peut sembler banale, mais je propose ici d’en saisir toute l’importance.
Dans ce qui nous reste de son Traité de l’Homme, dans lequel Descartes consigne ses observations et ses explications du corps humain, il annonce d’entrée de jeu :
Ces hommes seront composés, comme nous, d’une Ame et d’un Corps. Et il faut que je vous décrive, premièrement, le corps à part, puis après l’âme aussi à part; et enfin, je vous montre comment ces deux natures doivent être jointes et unies, pour composer des hommes qui nous ressemblent. (Descartes et Alquié 1963, p.379)
Intriguant premier paragraphe! Mais qui sont ces hommes qui nous ressemblent dont parle Descartes? Une explication dans la note de Ferdinand Alquié.
Ce texte nous apprend : 1) que, métaphysiquement, Descartes n’a pas encore résolu le problème du fondement de la science : la théorie de l’homme sera donc présentée comme une fiction motivée par des raisons de compréhension analogique et commode. 2) que, du point de vue métaphysique encore, et sans avoir formulé le cogito, Descartes sépare déjà l’âme du corps et les considère à part, en commençant cette fois par le corps. 3) que, en ce qui concerne la méthode, il ne s’élève pas du réel à son explication, mais procède en sens inverse et, si l’on peut dire, en prenant ces mots au sens large, a priori. Il étudie une machine semblable à nous, en explique le fonctionnement, puis, revenant à la réalité, montre que les choses s’y passent de façon analogue. 4) qu’il considère déjà que l’explication complète de l’homme ne serait atteinte que par la solution du problème de l’union de l’âme et du corps, problème qui, malgré la promesse du début, ne sera pourtant pas abordé dans ce qui suit. L’union sera seulement, en maint endroit, supposée. (Descartes et Alquié 1963, p.379)
Cette note est particulièrement instructive. Alquié explique en quelques lignes ce que je veux mettre en évidence chez Descartes : sa théorie du corps précède sa théorie de l’âme-esprit. Lorsque les philosophes étudient les œuvres de maturité, il est fort possible qu’ils ne prennent pas la pleine mesure de cette antériorité chronologique. Car les démonstrations métaphysiques cartésiennes postérieurs accordent plutôt une primauté aux principes de la raison (doute méthodique, suivi du cogito). Dans les œuvres de maturité, la certitude de la réalité du corps est justifiée par une méthode rationnelle de pensée, d’où encore une fois l’illusion d’une primauté de la pensée abstraite sur le corps étendu. Pourtant, il faut bien remarquer que Descartes évoque en plusieurs endroits dans ces œuvres tardives les explications de son Traité de l’Homme qu’il avait renoncé de publier de son vivant, de peur d’être persécuté par l’Église. Autrement dit, de l’avis même de Descartes, ses thèses sur la nature concrète du corps sont plus controversées pour l’orthodoxie scolastique et chrétienne que celles à propos de l’âme.
Mais poursuivons ici notre lecture du début du Traité de l’Homme à la lumière de la note d’Alquié. Les propos de Descartes y sont particulièrement alambiqués, mais il est très clair qu’il entend se servir d’une analogie qui interprète le corps humain comme une machine.
Je suppose que le corps n’est autre chose qu’une statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu’il est possible : en sorte que, non seulement il lui donne au dehors la couleur et la figure de tous nos membres, mais aussi qu’il met au dedans toutes les pièces qui sont requises pour faire qu’elle marche, qu’elle mange, qu’elle respire, et enfin qu’elle imite toutes celles de nos fonctions qui peuvent être imaginées procéder de la matière, et ne dépendre que de la disposition des organes.
Nous voyons des horloges, des fontaines artificielles, des moulins, et autres semblables machines, qui n’étant faites que par des hommes, ne laissent pas d’avoir la force de se mouvoir d’elles-mêmes en plusieurs diverses façons, et il me semble que je ne saurais imaginer tant de sortes de mouvements en celle-ci, que je suppose être faite des mains de Dieu, ni lui attribuer tant d’artifice, que vous n’ayez sujet de penser, qu’il y en peut avoir encore davantage. (Descartes et Alquié 1963, pp.379-380)
Il y a dans ces quelques lignes l’embryon d’une véritable révolution conceptuelle, qui sera en fait le résultat d’une innovation de la pensée analogique. Descartes a innové parce qu’il a osé proposer des nouvelles analogies pour expliquer le corps humain.
Séparation du corps et de l'esprit selon Descartes | ||||
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Domaine de l'abstraction, de la raison, de l'immatériel, soumis aux lois divines | Âme chrétienne |
Esprit (substance pensante) |
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Monde concret, matériel, mécanique, soumis aux lois physique de la nature | Corps humain |
Machine animale |
Machine automate |
Comme l’illustre le schéma précédent, Descartes propose dans son Traité une double analogie. Tout d’abord, il y a une analogie entre le corps humain et le corps animal. Rappelons que Descartes n’a pas disséqué de corps humain, il est donc parfaitement conscient que les organes animaux qu’il étudie ressemblent sans être identiques aux organes humains. On comprend ici la nécessité d’un raisonnement analogique. Mais Descartes va beaucoup plus loin en proposant une seconde analogie entre le corps animal, conçu par la main de Dieu, et les machines automates, conçues de la main de l’homme. Cette analogie permet à Descartes d’expliquer les mouvements du corps animal en termes mécanistes, ce qui était par ailleurs parfaitement dans l’air du temps du 17e siècle, à l’aube du naturalisme moderne. Ainsi Descartes multiplie les références aux horloges et aux fontaines hydrauliques qui se meuvent par eux-mêmes :
Et véritablement l’on peut fort bien comparer les nerfs de la machine que je vous décris aux tuyaux des machines de fontaines; ses muscles et ses tendons, aux autres divers engins et ressorts qui servent à les mouvoir, ses esprits animaux [substances vaporeuses qui coulent dans les nerfs], à l’eau qui les remue […] (Descartes et Alquié 1963, p.39)
Notons que Descartes ne franchit jamais la limite du réalisme philosophique, il ne prétend jamais que le corps humain est en réalité une machine. Descartes saisit parfaitement les limites de l’analogie. Si on ne s’étonne pas de cette saine prudence, il faut tout de même savoir qu’elle se justifie par la conviction que la vérité claire et évidente est plutôt l’apanage des mathématiques. Note 4 Descartes n’a pas encore franchi l’interdit de Platon : les mathématiques (abstraites) sont toujours dissociées de la mécanique (concrète). Pour lui, ce sont encore deux domaines d’expériences qui ne se comparent pas.
Ainsi Descartes a-t-il franchi le pas de proposer une analogie entre le corps et la machine. C’est une étape cruciale, mais nous sommes encore loin de la métaphore qui fera de l’esprit une machine à calculer.