Pour bien saisir où nous en sommes, je rappelle que je soutiens ici corriger une erreur philosophique qui remonte à Platon. Il s’agit de l’erreur de vouloir expliquer la pensée mathématique sans tenir compte des contraintes de la pensée analogique, comme si la première précédait la seconde. Cette inversion se confond la plupart du temps avec un bannissement par les sciences de l’usage libre ou poétique d’analogies et de métaphores.
Pour écarter le faux et peut-être même trouver la vérité comme les scientifiques le font, nous avons vu plus tôt qu’il fallait faire preuve du plus grand réalisme. Je rappelle que j’ai distingué plus haut deux significations différentes du terme « réalisme ». La première est celle du réalisme ordinaire. Les gens témoignent de ce sens lorsqu’ils disent qu’une représentation est plus fidèle à la réalité qu’une autre représentation. Dans ce sens, les représentations les plus vraies sont les plus réalistes. La seconde signification est celle du réalisme philosophique. Ce réalisme se comprend comme un préalable nécessaire pour justifier le réalisme ordinaire. En effet, pour pouvoir parler d’une représentation plus réaliste, il faut croire que ce qui est représenté existe réellement. C’est toute la question de l’existence réel, matériel qui est en jeu ici. Le réalisme philosophique cherche à départager ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Il s’applique particulièrement bien aux théories scientifiques. Je reprends l’exemple de l’atome cher aux physiciens et aux chimistes. Si les théories scientifiques sur l’atome sont plus réalistes que des poèmes à propos de l’infiniment petit, dit le réaliste philosophique, c’est parce que les atomes que supposent les théories sont bien réels, et non pas de simples suppositions métaphoriques.
Quand il est question de science, le réalisme philosophique devient ce que j’appelle le « réalisme de la mesure ». Tout d’abord, le réaliste prend pour acquis que les scientifiques ne se préoccupent que de la matière, que de ce qui existe réellement. Quand le réalisme s’applique à la science, ce qui est réel n’est en fait que ce qui est matériel. Or nous savons aussi que la science ne pourrait se passer de la mesure mathématique. Car enfin, dit le réaliste scientifique, ce qui prouve l’existence de la matière, c’est notre capacité à la mesurer.
Le réalisme de la mesure affirme à la fois que ce qui existe vraiment doit être mesurable, et que ce qui est mesurable existe vraiment. Mais remarquons que les scientifiques se révèlent capables de rendre leurs mesures toujours plus précises. Leurs nouveaux instruments de mesure, leurs nouveaux modèles mathématiques, le réaliste justifie leur précision croissante par l’idée que le réel existe avant d’être mesuré et qu’il se laisse mesurer toujours plus précisément. Et lorsque finalement des théories scientifiques finissent par permettre la mesure des atomes, le réaliste est bien justifié de croire en l’existence matérielle de ces atomes.
Le temps est venu de comprendre pourquoi le réalisme de la mesure est faux. Cela découle clairement de l’idée que la pensée analogique précède la pensée mathématique. Lorsqu’on accorde la préséance de la pensée analogique, on comprend que les mesures et les mathématiques ne sont que des assemblages d’analogies précises et utiles, et rien de plus que des analogies. Les analogies ne sont jamais des correspondances vraies ou réelles, contrairement à ce que le réalisme de la mesure veut nous faire croire.
Reprenons l’exemple des atomes. Selon l’antiréalisme que je représente, les atomes ne sont que des métaphores définies par des théories scientifiques et particulièrement utile pour la pratique scientifique. Toute l’hypothèse de l’existence des atomes repose sur le fait qu’ils sont mesurés et calculés. Mais ces mesures ne sont que des analogies, jamais des vérités! Les atomes ne sont pas réels, car toute leur existence est définie par des techniques de mesure. Les atomes ne sont manipulables que par l’intermédiaire d’outils technologiques qui permettent de manipuler le réel à l’échelle atomique. Il n’est pas possible de percevoir les atomes autrement que par l’intermédiaire d’outils de mesures et de calculs mathématiques. Pour l’antiréaliste, cela implique que la matière n’est faite d’atomes que depuis que nous savons comment faire des analogies utiles permettant de mesurer les atomes. Et encore, ces analogies sont loin de dire tout ce que l’espèce humaine aura à dire à propos de la matière.
L’erreur du réaliste consiste à croire que les atomes existent vraiment parce que les théories scientifiques laissent croire à l’existence des choses matérielles qu’elles mesurent avant même que toute mesure de ces choses ne soit possible. Si quelque chose est mesurable par des méthodes scientifiques, c’est bien parce que ce quelque chose existe avant d’être mesuré, croit le réaliste de la mesure. Aux yeux de l’antiréaliste, le réaliste fait l’erreur d’extrapoler l’idée d’une existence réelle à partir d’une analogie trompeuse entre les objets réels qu’il manipule avec ses mains et les objets théoriques qu’il manipule avec des outils à l’échelle atomique.
Je dis que les atomes n’existaient pas avant d’être mesuré pour la première fois, parce qu’ils n’existent que sous la forme des analogies qui rendent possible ces mesures et ces calculs scientifiques. Et maintenant que reste-t-il du réalisme ordinaire si le réalisme de la mesure est réduit à néant par un antiréalisme inspiré de la préséance de la pensée analogique sur la pensée mathématique?
Le réalisme ordinaire ne peut plus avoir recours au réalisme de la mesure pour une quelconque justification. L’autorité des sciences dérive plutôt de l’utilité des métaphores qui rendent possibles les mesures et les calculs mathématiques. Ainsi, dire qu’une théorie scientifique est vraie, qu’elle est une représentation réaliste ou fidèle de la réalité, cela n’est finalement qu’une manière particulièrement autoritaire de dire que cette théorie permet de faire des mesures et des prédictions particulièrement précises et qu’il est utile de s’y fier pour manipuler le réel à différentes échelles à l’aide de différents outils.
Au final, le réalisme ordinaire apparaît tout à fait légitime en tant qu’expression de l’utilité pratique ou spécifiquement scientifique de la pensée analogique.
Se prononcer contre la vérité mathématique, cela veut dire que l’utilité de la pensée analogique précède la vérité de la pensée mathématique. Si la mesure et les mathématiques sont si utiles aux scientifiques, ce n’est pas parce qu’elles sont vraies. C’est plutôt parce que nous utilisons la mesure comme nous utilisons les métaphores : pour faire des correspondances utiles, des correspondances qui servent à manipuler le réel. Mais des métaphores propres aux mathématiques demeurent des métaphores, c’est-à-dire qu’elles sont des instruments d’interprétation du réel qui nous trompent utilement.
La vérité mathématique puise tout son sens, toute son autorité dans l’utilité de ses métaphores. La vérité mathématique ne peut être plus vraie, plus réelle, ou plus réaliste qu’une métaphore. Ce n’est que par un effet de rhétorique que l’on peut arriver à faire croire que la vérité mathématique a une autorité suprême qui transcende la simple utilité, comme si la vérité pouvait s’émanciper de l’utilité pour ensuite venir la justifier.
L’exactitude et la précision de la mesure et des mathématiques ont de tout temps entretenu l’impression que ce qui est mesurable ou calculable est plus réel que ce qui est décrit par de manière simplement analogique. À mes yeux, cette impression est fausse et relève d’une imposture dont Platon a été le premier architecte. Ce que nous venons de montrer, c’est que l’imposture en question n’a pu se maintenir que si la métaphore de la vérité mathématique nie sans cesse qu’elle est fille de la pensée analogique.