Il faudra attendre 25 ans après les « Lois de la pensée » avant que l’écriture mathématique de la logique ne connaisse une nouvelle innovation majeure. Cette innovation s’appelle l’« Idéographie » et son auteur est Gottlob Frege. La filiation entre ce dernier et Boole est flagrante même si Frege préfèrera dans d’autres textes insister plutôt sur ce qui rend son système logique si supérieur à celui de Boole. Frege se reconnaît aussi dans les efforts de Leibniz. Voici d’ailleurs ce qu’il en dit dans son introduction :
Leibniz aussi a reconnu, et peut-être surestimé les avantages d’un mode de désignation approprié. Son idée d’une caractéristique universelle, d’un calculus philosophicus ou ratiocinator, était trop gigantesque pour que la tentative de le réaliser ait pu dépasser les simples préliminaires. (Frege, Besson et al. 1999 (1879), p.7)
Aux yeux de Frege, l’« Idéographie » est donc moins ambitieuse que la caractéristique universelle de Leibniz. Mais de quoi s’agit-il alors? Selon le sous-titre de son livre, l’idéographie est « un langage formulaire de la pensée pure construit d’après celui de l’arithmétique ». Ce sous-titre indique clairement que Frege récupère la métaphore de la pensée comme calcul mathématique. Chez Boole, la nature mathématique des lois de la pensée était le gage de leur nécessité. Les mathématiques améliorent la logique. La logique devient loi lorsqu’elle est mathématisée. Frege inversera en quelque sorte ce rapport. Si l’arithmétique nous décille les yeux sur la nature formulaire de la logique, il ne faut pas pour autant s’y tromper. C’est la logique qui est première, fondamentale à toute connaissance, y compris mathématique. Autrement dit, l’arithmétique découle du langage formulaire de la logique. C’est ainsi que le reste de l’œuvre de Frege sera consacré à démontrer cette certitude logiciste. Et cette conviction s’accompagnera du ton particulièrement décidé et tranchant de celui qui a la foi. Frege a foi en la logique, et il veut que ça se sache.
Quelle est donc cette innovation majeure qu’introduit l’idéographie de Frege? Son nouveau langage lui permet d’exprimer la quantification d’une manière beaucoup plus précise que l’algèbre de Boole. Il lui permet de faire la distinction entre la désignation de la classe et la désignation des individus de cette classe. En tant que tels, les individus peuvent faire partie de plusieurs classes. Par exemple, je suis un homme, je suis un humain, je suis né à Montréal, j’ai les yeux bruns, je suis mortel. Je fais ainsi partie de ces cinq classes distinctes, et je partage ces critères de classe avec beaucoup d’autres individus qui font aussi partie d’autres classes. L’algèbre de Boole ne fait pas la distinction entre la classe et les individus qui en font partie, comme si les prédicats et leurs sujets ne faisaient qu’un. L’idéographie frégéenne permet maintenant d’exprimer la distinction entre prédicat et sujet sous le mode mathématique de la fonction et de son argument. Par exemple, H(x) est la fonction « x est un homme », et a est la constante qui me désigne, « je suis un homme » s’écrit H(a). On comprend maintenant les nouvelles possibilités de quantification. Si on veut désigner tous les hommes, on se sert de l’expression « pour tous les individus x, x est un homme », ou encore de la formule ∀x H(x) (cette technique d’écriture de la formule n’est pas celle que Frege employait, mais elle lui est équivalente). Si on ne veut désigner que quelques les hommes, on se sert de l’expression « il existe des individus x tel que x est un homme », ou encore ∃ x H(x).
L’idéographie de Frege introduit plusieurs autres innovations qu’il serait trop long de rapporter ici. Nous allons plutôt nous intéresser à détailler comment Frege utilise la métaphore de la pensée comme calcul mathématique. Bien entendu, Frege ne la reconnaît pas comme telle. Pour lui, la logique est la science du vrai. Il ne saurait être question d’un jeu de langage comme peut l’être la fiction et ses métaphores. Non, la pratique de la logique doit être sérieuse, rigoureuse, exacte, précise, comme les mathématiques. Le langage logique ne doit pas hériter des lacunes du langage ordinaire.
Pourtant les écrits de Frege regorgent d’analogies et de métaphores qu’il formule en s’en excusant presque, mettant la faute sur le langage ordinaire qu’il doit employer pour se faire comprendre de ses pairs humains. Nous verrons pour notre part que si elles prennent leur assise sur la métaphore booléenne, les métaphores frégéennes délaissent la réalité du calcul mathématique pour s’engouffrer dans l’abstraction des pensées. Note 9
L’« Idéographie » est l’œuvre d’un formidable zélateur de la doctrine logique. Comme la tradition le veut, et Frege marche encore ici dans les pas de Boole, la logique est la science de la pensée vraie. Cette conviction ne le quittera pas du reste de sa vie. Les propositions expriment des pensées, et la logique permet de s’assurer de leur vérité. Comme Frege le soutient lui-même dans ses œuvres tardives de 1918-1919, les lois de la pensée logique sont les lois de l’être vrai. Cela exige tout d’abord que les propositions de la pensée soient littérales, car si elles sont imagées, si elles sont métaphoriques, si elles relèvent de la fiction, elles ne sont ni vraies ni fausses. Le projet logiciste de Frege accorde ainsi une importance considérable à la nature des pensées, une nature qui nous oblige à envisager une métaphysique tout à fait particulière. Voici une longue citation qui mettra en évidence plusieurs éléments de cette « métaphysique des concepts » :
Tout [ce qui peut être objet de ma connaissance] n’est pas représentation. Ainsi, je peux donc admettre qu’une pensée est indépendante de moi, et d’autres hommes pourront la saisir aussi bien que moi. Je peux admettre l’existence d’une science à laquelle s’appliquent de nombreux chercheurs. Nous ne sommes pas porteurs de pensées comme nous sommes porteurs de nos représentations. Nous avons une pensée, mais non pas comme nous avons une représentation sensible. Il est vrai que nous ne voyons pas une pensée comme nous voyons une étoile. Aussi est-il recommandé de choisir une expression particulière et le mot « saisir » (fassen) s’offre à cet office. Un pouvoir spirituel particulier, le pouvoir de penser, doit correspondre à l’acte de saisir la pensée. Penser ce n’est pas produire les pensées mais les saisir. Ce que j’ai appelé pensée entretient un rapport très étroit avec la vérité. Ce que j’admets pour vrai, ce que je juge vrai indépendamment du fait que j’admets sa vérité, ne dépend pas nous plus du fait que j’y pense. Le fait qu’elle est pensée n’appartient pas à l’être vrai de la pensée. « Des faits! des faits! des faits! » dit le physicien, et il proclame avec insistance que la science a besoin de fondement certain. Qu’est-ce qu’un fait? Un fait est une pensée qui est vraie. Mais le physicien n’admettra pas que le fondement certain de la science soit dépendant des états de conscience changeants de l’homme. Le travail de la science ne consiste pas en une création mais en une découverte de pensées vraies. L’astronome peut employer une vérité mathématique dans l’étude d’événements passés depuis longtemps et qui ont eu lieu alors que, sur terre au moins, personne encore n’avait reconnu cette vérité. Il le peut parce que l’être vrai d’une pensée est indépendant du temps. Cette vérité ne peut être née de cette découverte. (Frege 1971(1918), p.190-191)
Sautons tout d’abord par-dessus la première phrase et tout ce qui fait référence à la distinction entre pensée et représentation, nous y reviendrons plus loin. Frege nous fait part de sa conviction que les pensée sont indépendantes de nous. Pour se justifier, il fait appel à une analogie entre les objets concrets et les pensées abstraites. Comme la main saisit les objets, l’esprit saisit les pensées. En note de bas de page, Frege ajoute :
L’expression « saisir » est aussi imagée que « contenu de conscience ». L’essence du langage interdit qu’il en soit autrement. Ce que je tiens dans la main peut bien être considéré comme contenu de la main, toutefois c’est un contenu de la main tout autrement et bien différemment que ne le sont les os, les muscles qui constituent la main, et leurs contractions. (Frege 1971(1918), p.191)
D’abord Frege reconnaît la nature métaphorique, « imagée » de son explication de la saisie de la pensée. Mais c’est la faute du langage ordinaire, nous dit-il un peu énigmatiquement, comme pour se déculpabiliser. Il en profite alors pour montrer que le « contenu de pensée » n’est pas un produit de notre psychologie ou une composante du cerveau. Le contenu de la main, ce n’est pas sa chair et ses os, c’est l’objet indépendant qu’elle prend entre ses doigts. Respectant les limites de sa métaphore, Frege soutient que les pensées ne sont pas pour autant des objets sensibles, mais bien saisissables uniquement par l’esprit. Les propositions parlées ou écrites exprimant des pensées ne sont que des revêtements sensibles de ces choses qui ont une existence autre que sensible.
La pensée abstraite est ainsi toujours à la fois comparée et opposée au monde réel dont les objets sont à la fois indépendants de nous, accessibles par tous et sensibles. À ce monde réel, il contraste aussi le monde intérieur, personnel, privé. Il est clair que la pensée se « matérialise » dans ce monde de la conscience dans une langue particulière et individuelle, mais ce monde n’a aucune universalité. Le monde intérieur est propre à chaque individu et n’a rien de commun avec ceux des autres individus. Or les pensées sont accessibles à tous, elles sont les mêmes pour tous. Pour Frege, les pensées ne sont pas subjectives. Elles existent comme des objets, elles sont donc objectives, et c’est justement ce qui rend possible leur intersubjectivité.
Ces considérations nous amènent à relire la première phrase : « Tout [ce qui peut être objet de ma connaissance] n’est pas représentation. » Dans l’esprit de Frege, pensée et représentation (mentale, il faut bien le dire) sont deux choses distinctes à ne surtout pas confondre. Le concept de représentation fait référence à ce qui compose le monde intérieur, si subjectif : les émotions, les sensations, les volontés, les attitudes. Les représentations sont personnelles, elles n’appartiennent qu’à soi, alors que les pensées sont objectives et saisissables par tous. Je peux avoir la même pensée que mon prochain, mais jamais je n’aurai accès à ses représentations. Mais les représentations sont justement l’objet de la psychologie, cette science naissante en cette deuxième moitié du 19e siècle, ou peut-être devrait-on dire, cette pseudoscience? La première phrase du paragraphe est donc une sentence. Suivez le raisonnement. Pour être science, un domaine de connaissance doit étudier la vérité de son objet. C’est pourquoi les sciences doivent éliminer de leur connaissance ce qui n’est pas vrai, ce qui est inconstant, changeant, soumis à l’aléatoire de l’individu. « Mais le physicien n’admettra pas que le fondement certain de la science soit dépendant des états de conscience changeants de l’homme. » La science exige des faits. Or Frege nous apprend un peu plus loin dans ce paragraphe que les faits sont des pensées vraies. Donc voilà, les pensées ne sont pas des états de conscience (des représentations), et le vrai ne se dévoile qu’en présence de la pensée. Conclusion : puisque la psychologie n’étudie pas la pensée mais la représentation, elle ne permet pas l’étude de la vérité des connaissances, elle n’a donc rien à voir avec la logique et doit être écartée. Cette condamnation radicale de la psychologie est ce que les spécialistes nomment l’antipsychologisme. Vous pouvez être sûrs que cette condamnation n’est pas passée inaperçue aux yeux scrutateurs des héritiers de Frege, et qu’elle continue encore aujourd’hui d’alimenter les doctes discussions des universitaires.
Que nous apprend de plus le paragraphe sur le rapport entre la vérité et la pensée? Sa fin nous éclaire sur deux derniers aspects qui découlent parfaitement des métaphores identifiées précédemment. Tout d’abord, on ne crée pas la vérité, on la découvre. Et puis la vérité est intemporelle, elle existe de tout temps. L’explication de ces affirmations est purement métaphorique. Dans le troisième monde postulé par Frege, ce monde qu’il cherche à décrire par les moyens de son langage formulaire, le Vrai est une classe (un groupe, un ensemble) dont les objets sont des pensées. Mais en tant que classe dans le monde des pensées, le Vrai est aussi un objet, qui plus est un objet de la pensée pure. Le Faux aussi est un objet saisi par la pensée et une classe de pensées. Voilà donc deux objets de la pensée, le Vrai et le Faux, qui sont indépendants de nous, qui ne sont pas sensibles donc non soumis à la temporalité. Aussi nous ne créons pas les vérités, nous les découvrons comme des objets déjà mis en forme de pensées.
À ce point de mon exposé, tout le monde aura remarqué la très grande parenté entre les idées de Platon et les idées de Frege. Boole avait ouvert la voie à cette puissante réconciliation entre la logique aristotélicienne et la foi platonicienne dans les vertus des vérités mathématiques. Frege ira jusqu’à réhabiliter, ou plutôt ressusciter le monde platonicien des Idées que l’on croyait mort et enseveli depuis longtemps. Et il le fera avec le même mépris à l’égard du monde sensible et les métaphores du langage ordinaire.
Avec sa nouvelle métaphysique des concepts à haute teneur métaphorique et mathématique, Frege va réussir à séduire comme Platon plusieurs générations de philosophes analytiques. Au-delà de son langage formulaire, dont nous n’avons pas d’ailleurs gardé la forme originale géométrique, c’est le « rigorisme formulaire » de Frege qu’ont perpétué ses héritiers (dont l’illustre Cercle de Vienne, tous les empiristes et autres atomistes logiques). La logique et la pensée philosophique doivent être menées avec la plus grande rigueur que leur permet maintenant la nouvelle notation frégéenne. Il faut donc analyser logiquement et conceptuellement les propositions pour s’assurer qu’elles sont vraies : voilà en gros le programme de recherche initié par Frege.
Un autre aspect qui a énormément contribué à asseoir la renommée de Frege auprès des logiciens est aussi la plus grande ironie de cette histoire. Car les recherches logicistes de Frege l’ont mené tout droit vers l’abîme. Dans ce cas-ci, l’abîme est un paradoxe, celui que Russell lui fait parvenir en 1903 et qui aujourd’hui fait partie de l’apprentissage de tout logicien. Pour faire très court, le système logique de Frege est victime de sa propre médecine : il se contredit logiquement. Ce qui est particulièrement intéressant ici de noter, c’est que cette contradiction apparaît justement là où la métaphore fonctionne si bien. Nous avons déjà vu qu’en tant que classe contenant des pensées, le prédicat du Vrai est aussi un objet de la pensée, et vice versa. De façon générale, cela semble vrai pour tout prédicat de la pensée. Frege a traduit cette idée en langage formulaire. Pour les spécialistes, il s’agit de la loi fondamentale V des Grundgesetze (Frege 1893).
[V] { x | x ∈ F(x) } ⇔ { x | x ∈ G(x) } si et seulement si ∀x [F(x) ⇔ G(x)]
En clair, la désignation d’une classe (de son extension) est équivalente à sa désignation en tant qu’objet logique (une fonction). Pour « découvrir » le paradoxe, on prend comme (prédicat de) classe {x | x ∉ x}, autrement dit, x est l’ensemble des ensembles qui ne se contiennent pas. Après quelques manipulations logiques, le paradoxe apparaît en confondant le Vrai et le Faux : x ∉ x si et seulement si x ∈ x, ou encore, « x ∉ x » est vrai si et seulement si « x ∉ x » est faux. Rien ne va plus pour Frege!
Un dernier point pour clore cette section. Que pensait Frege de la possibilité de mécaniser la pensée? Nous venons de voir que la logique de Frege s’inscrit clairement dans la métaphore de la pensée comme calcul mathématique que Boole avait initié au 19e siècle. Mais nous avons aussi pu constater que Frege accordait plus d’importance à la dimension formulaire de sa logique qu’à sa dimension calculatoire. Le véritable objectif de Frege était clairement de définir un langage capable d’exprimer les pensées vraies sous une forme propositionnelle n’ayant aucune ambiguïté. Nous avons aussi vu la métaphysique platonicienne des concepts que Frege développe, selon laquelle nous découvrons des vérités qui existent de tout temps. Autrement dit, nous ne construisons pas ces vérités, nous ne les « calculons » pas, nous les saisissons comme telles grâce à notre esprit. On comprendra alors pourquoi Frege juge assez durement l’œuvre de Boole :
Je crois que presque toutes les erreurs qui sont faites au cours de l’inférence ont leur source dans l’imperfection des concepts. Boole présuppose comme tout prêts des concepts logiquement parfaits, et donc comme accomplie la partie la plus difficile du travail, et il peut ensuite à partir d’hypothèses données tirer ses conclusions à l’aide d’un procédé mécanique de calcul. Stanley Jevons a même inventé une machine à cet effet. Mais si l’on a des concepts logiquement parfaits, au contenu desquels il n’est pas nécessaire de revenir, on peut, même sans calcul, se garantir facilement contre les erreurs. […] Le langage formulaire de Boole ne représente qu’une partie de notre pensée; l’ensemble ne pourra jamais être exécuté à l’aide d’une machine, ni remplacé par une activité purement mécanique. (Frege 1994(1881-82), p.45)
Du temps de Frege, la relation intime entre machine et calcul mathématique était évidente. Frege tente ici le tout pour le tout en essayant de minimiser son importance. Encore une fois, sa postérité le fera mentir. Mais pas entièrement, puisque Gödel montre justement ce que Frege souligne : il existe des pensées vraies qui ne sont pas mécanisables… Le problème, c’est qu’il s’agit d’une vérité à la fois logique et arithmétique.