Que d’audace fallait-il pour affirmer en 1948 : « Pour la première fois dans l’histoire de la science, nous savons en effet comment nous savons » (McCulloch 1987(1948)). S’il en est un qui avait foi en son savoir, c’est bien l’auteur de cette phrase, Warren Sturgis McCulloch, un neurophysiologiste dont l’enthousiasme débordant se confond avec une surprenante naïveté. En 1921, le jeune McCulloch commence des études universitaires en philosophie, puis complète sa formation en psychologie avant de faire son doctorat de médecine et de se spécialiser en neurologie. . Ce parcours interdisciplinaire relève d’une conviction très forte chez McCulloch. Pour lui, percer les mystères de la pensée revient à percer les mystères de l’activité nerveuse du cerveau, ce siège biologique de la pensée. Dès le début de ses études, il est convaincu que la philosophie, la psychologie et la neurologie sont unies par les lois de la logique propositionnelle. Le temps est venu de laisser tomber l’épistémologie spéculative (propre à la métaphysique) et de la remplacer par une « épistémologie expérimentale », comme il l’appelle lui-même.
Pendant vingt ans, l’inébranlable foi de McCulloch sera mise à l’épreuve. Ses patientes recherches ont finalement été récompensées par la rencontre en 1941 du jeune mathématicien et logicien remarquable Walter Pitts. Cette rencontre décisive culmine dans la publication d’un article qui en a laissé perplexe plus d’un. Ainsi paraît en 1943 « A Logical Calculus of Immanent Ideas in Nervous Activity » (Traduction française : McCulloch et Pitts 1995(1943)). Déjà une lecture attentive du titre nous révèle l’ambition de l’article. Dans l’introduction, les auteurs présentent une description physiologique du système nerveux et de la cellule nerveuse type, le neurone. Résumée en cinq hypothèses plus loin dans l’article, cette description insiste particulièrement sur le principe du « tout ou rien » qui régit l’activité de chaque cellule nerveuse. Les auteurs ne sont pas très loquaces sur le sujet, mais il faut savoir que la preuve physiologique de ce principe était relativement récente. Elle avait été obtenue par Edgar Adrian en 1928, ce qui lui avait d’ailleurs valu le prix Nobel de médecine en 1932.
En gros, le principe du « tout ou rien » décrit le comportement électrique du neurone. La cellule nerveuse a deux états, au repos et actif. Lorsqu’il atteint un certain seuil d’excitation, le neurone devient actif, il émet un signal électrique, puis revient au repos. Ce signal électrique est transmis à un ou plusieurs autres neurones qui à leur tour, s’ils sont suffisamment excités par les signaux captés, émettent un signal électrique. Le principe du « tout ou rien » exprime le fait qu’il n’y a pas de fraction de signal. Le neurone a deux états, actif ou non, et aucun autre état intermédiaire. Aux yeux de McCulloch et Pitts, ce comportement se compare avantageusement à celui des propositions logiques qui n’ont que deux valeurs de vérité : vraie ou fausse.
Il y a de nombreuses années, l’un de nous [McCulloch…] fut amené à concevoir la réponse d’un neurone comme factuellement équivalente à une proposition qui énonce ses stimulus appropriés. Par conséquent, il essayait d’enregistrer le comportement de réseaux compliqués par la notation de la logique symbolique des propositions. La loi en « tout ou rien » de l’activité nerveuse est suffisante pour garantir qu’on puisse représenter l’activité d’un neurone par une proposition. Les relations physiologiques existant entre les activités nerveuses correspondent bien entendu aux relations entre les propositions; et l’utilité de la représentation repose sur l’identité de ces relations avec celles de la logique propositionnelle. À chaque réaction d’un neurone correspond une assertion d’une proposition élémentaire. (McCulloch et Pitts 1995(1943), p.64)
Voilà une solution toute simple pour résoudre le problème cartésien de la séparation de la pensée et du corps. McCulloch et Pitts veulent montrer ici que l’activité discrète (tout ou rien) du système nerveux est équivalente à la logique propositionnelle qui est, comme nous le savons depuis Boole, la science par excellence des lois de la pensée.
McCulloch et Pitts sont ainsi les premiers à vouloir montrer que l’organisation en réseaux des cellules nerveuses s’apparente à un réseau de propositions vraies ou fausses. Leur ingéniosité est d’avoir inventé une notation fondée sur le calcul booléen pour illustrer l’organisation des réseaux neuronaux. Mais il faut comprendre que les symboles de cette notation ne représentent pas des neurones naturels, mais bien des neurones idéalisés et numériques.
Même si elles ne sont pas clairement admises dans l’article, il ne faut être dupe quant aux intentions mécanistes de McCulloch et Pitts. Tous deux connaissent le thèse de Turing et ses machines, tous deux savent que ce qui peut être calculé par leur algèbre booléenne (dont ils donnent les définitions dans leur article) peut l’être par une machine de Turing. Pour eux, la conclusion s’impose :
Cela a l’intérêt de permettre une justification psychologique à la définition turingienne de la calculabilité et à ses équivalents […] : si un nombre peut être calculé par un organisme, il est calculable par ces définitions et inversement. (McCulloch et Pitts 1995(1943), p.81)
En 1955, McCulloch précise sa pensée : « Les machines faites de la main de l’homme ne sont pas des cerveaux, mais les cerveaux sont une variété, très mal comprise, de machines computationnelles » (Cité dans Pélissier et Tête 1995, p.189). La métaphore de la pensée comme machine à calculer franchit avec l’article de McCulloch et Pitts une étape décisive. De réseau logique, la pensée devient réseau neuronal électrique. Littéralement, le cerveau est une machine à calculer; la métaphore est ici pleinement consommée, entièrement ontologisée. (Pélissier et Tête 1995, p.193)
Pour McCulloch et Pitts, il est évident que d’un point de vue purement discret (tout ou rien), l’équivalence formelle est une équivalence ontologique. Cette équivalence a des conséquences directes sur les sciences des fonctions psychologiques et phénomènes mentaux :
Le rôle des cerveaux, dans la détermination des relations épistémiques de nos théories à nos observations, et de celles-ci aux faits, est tout à fait clair car il est évident que chaque idée et chaque sensation sont réalisées par une activité à l’intérieur de ce réseau […]
Si on altère le réseau, on ne peut bâtir de théorie ni faire d’observation qui ait encore quelque rapport aux faits. Acouphènes, paresthésie, hallucination, fantasmes, confusion, désorientation se manifestent. Ainsi, l’empirie confirme que, si nos réseaux ne sont pas définis, nos faits ne le sont pas non plus et au « réel » nous ne pouvons pas même attribuer une qualité ou une « forme ». Avec la détermination du réseau, l’objet non connaissable de la connaissance, la « chose en soi » cesse d’être inconnaissable. (McCulloch et Pitts 1995(1943), p.82)
Ce n’est rien de moins qu’une véritable révolution dans la pratique de la psychologie que proposent ici McCulloch et Pitts, et cela s’applique aussi à la neurologie.
Pour la neurologie, la théorie affine la distinction entre les réseaux nécessaires ou simplement suffisants pour des activités données et clarifie ainsi les relations qui existent entre une structure perturbée et une fonction perturbée. (McCulloch et Pitts 1995(1943), p.85)
Si McCulloch et Pitts croyaient qu’ils allaient convaincre les neurophysiologistes et neurologues de leur époque, ils se sont amèrement trompés. Et la principale raison du désintérêt des spécialistes de la biologie du cerveau est que la théorie de McCulloch et Pitts manque singulièrement de finesse explicative. La théorie repose sur des neurones idéalisés dont le fonctionnement booléen est une très grossière approximation de ce qui se passe en réalité. La théorie propose une vision étonnamment statique des connexions entre les neurones. Mais la biologie montre clairement que cette vision est fausse, car les connexions se font et se défont dans le cerveau, au gré de l’apprentissage par exemple. De plus, le modèle de McCulloch et Pitts ne tient aucunement compte de la manière dont le courant électrique passe d’un neurone à l’autre. Pourtant, on savait déjà à l’époque qu’il impliquait un processus d’échanges ioniques qui variait de manière continue (donc non discrète). McCulloch et Pitts ont clairement choisi de ne pas en tenir compte en spécifiant simplement que leur théorie ne s’applique pas aux modifications continues, elle ne peut donc pas être contredite par elles!
L’importance de l’équivalence formelle réside en ceci : les modifications sous-jacentes à la facilitation, l’extinction et l’apprentissage n’affectent en aucune façon les conclusions qui découlent du traitement formel de l’activité des réseaux nerveux, et les relations des propositions correspondantes restent celles de la logique des propositions. (McCulloch et Pitts 1995(1943))
C’est quand même assez remarquable, cette foi inébranlable dans le pouvoir de la logique! Quand bien même la rhétorique de McCulloch et Pitts était trouée de grossières approximations, ils n’en démordront jamais. Cet entêtement a de quoi impressionner lorsqu’on pense à la postérité de l’article de 1943. Anderson et Rosenfeld résume le tout dans leur commentaire sur l’article de 1943 :
L’influence théorique immense de cet article ne s’exerça pas parmi les chercheurs en neurophysiologie mais chez les informaticiens. L’histoire de ce travail est encourageante pour les théoriciens. Il n’est pas nécessaire d’être correct dans le détail ou même dans le domaine originel d’application pour produire des travaux durables de grande importance. Il vous est possible d’acheter des neurones de McCulloch et Pitts dans votre magasin de radio de circuits logiques. [Andersen et Rosenfeld 1988, traduit dans Pélissier et Tête 1995, p.61)
L’ironie du sort est flagrante. McCulloch et Pitts doivent finalement leur postérité à un article dont la thèse est pour le moins approximative. Même leur démonstration formelle était en partie fausse, elle sera corrigée par Kleene en 1956. Ils ont ainsi promu une interprétation ontologique littérale de leur métaphore comparant neurones réels et neurones idéalisés. Peut-être était-ce la seule façon de bien marquer leur originalité. Et cela a eu son effet, l’article allait galvaniser celui qui allait bientôt devenir le grand architecte des machines informatiques modernes.